En Colombie, une lutte pour la terre entre paysans et grandes entreprises

Hernan, campesino à la stature massive, affiche un sourire mêlé de satisfaction et de soulagement. Accompagné de la Comision Interreclesial Justicia y Paz (JyP, Commission oecuménique Justice et paix) et de quelques voisins, il vient de planter le panneau affichant « zone de biodiversité » à l’orée de sa parcelle. Comme des milliers de paysans afro-métis du Bajo Atrato, dans le département du Choco, Hernan a été contraint d’abandonner sa terre à la fin des années 1990, lors d’une épuration territoriale conjointe entre armée et paramilitaires, visant à laisser libre champ à l’installation de projets agro-industriels dans les bassins fertiles de la région. Tactique contre-insurgente contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) argumenteront certains ; stratégie d’accumulation par dépossession dénonceront d’autres. Comme beaucoup, depuis 2007 et jusqu’à aujourd’hui encore — preuve de l’actualité criante de la problématique — Hernan est revenu et tente de réoccuper et se réapproprier son predio qui, depuis le déplacement, ne lui a jamais été rendu officiellement.

Face à l’inaction du gouvernement, les communautés déplacées du Bajo Atrato commencent à revenir de manière autonome et sporadique sur leur territoire collectif dès 2001. Le retour est rude : un paysage désolé et monotone de palmes et de bananes. Pour survivre, les afro-métis fondent dans un premier temps des « zones humanitaires », espaces d’habitation civile protégés par les normes du droit international humanitaire et, surtout, premier bastion de lutte collective pour la récupération du territoire. Dès 2006, et comme deuxième étape de « repossession » progressive des terres, certaines familles mettent en place, dans les limites originelles de leur propriété, des « zones de biodiversité » comme espaces de protection et production agricole satellites des zones humanitaires. À l’heure actuelle, il existe 57 zones de biodiversité disséminées un peu partout dans le pays. Et de nouvelles zones voient régulièrement le jour. Leur intérêt ? Servir de stratégie politico-écologique innovante de défense de la vie, du territoire et de l’environnement face aux groupes armés persistants en milieu rural (néoparamilitaires et ELN) et aux activités agro-industrielles et extractives. Car la spoliation, aujourd’hui encore, persiste.

« Les entreprises n’ont jamais eu l’intention de quitter le territoire »

De nombreuses entreprises nationales et transnationales palmières et bananières et d’élevage bovin extensif, bénéficiant du déplacement forcé, se sont installées sur les territoires collectifs abandonnés ou spoliés de Cacarica, Curvarado, Jiguamiando et Pedeguita y Mancilla et, comme l’explique Diana Lucia Aldana, avocate à JyP, ne sont pas reparties. Certaines ont changé de nom, d’autres de stratégie. Pour Benjamin, président de la zone humanitaire Nueva Esperanza, « les entreprises n’ont jamais eu l’intention de quitter le territoire ». Et, comme par le passé, les habitants s’accordent à dire qu’elles bénéficient toujours de la protection des groupes néo-paramilitaires. « Les bananes sont toujours là. Il n’a pas été possible de les couper ou les détruire. Les paramilitaires ne nous laissent pas les toucher », raconte une dirigeante de la communauté de Caño Manso qui a récemment été menacée. Pourtant « la seule chose que j’ai faite, dit-elle, c’est de réclamer un territoire digne qui est le nôtre ».

Un champ de bananes industrielles sur le fleuve Curvarado, dans la région du Bajo Atrato.

La loi 1448 de réparation aux victimes de 2011, le décret 4635, et le point 3 des Accords de paix prévoient d’assainir le territoire des occupants illégitimes ou de mauvaise foi et des acteurs armés encore actifs. Selon les chiffres officiels, à Curvarado et Jiguamiando, se sont respectivement 3.671 et 2.830 hectares, soit un tiers du territoire, qui seraient encore aux mains de propriétaires de mauvaise foi — entreprises et individus — et qui, malgré cette reconnaissance juridique, n’ont pas été expulsés. Dans le territoire collectif voisin de Pedeguita et Mancilla, le processus de restitution n’est encore qu’à ses balbutiements : de par le casse-tête juridico-administratif que cela représente et surtout le manque de volonté politique, les entreprises spoliatrices n’ont pas encore été identifiées et les terres non dévolues aux communautés afro-métisses ancestrales. Face à cette situation, la défense du territoire se poursuit et s’amplifie à travers la constitution de zones de biodiversité. « Pourquoi nous résistons ? demande la dirigeante de Caño Manso, parce que le gouvernement n’a pas respecté ses engagements avec nous. »

Matérialiser les droits à l’usage et à la jouissance des terres

Les zones de biodiversité, artefacts juridiques reposant sur certains articles spécifiques de la Constitution colombienne et des normes internationales, représentent des espaces de contention, protection et dissuasion contre l’invasion des acteurs privés. En occupant de facto leurs territoires légitimes, les communautés cherchent, à travers la création de zones de biodiversité, à matérialiser leurs droits à l’usage et la jouissance de leurs terres. Ces zones servent également d’espace de conservation et de récupération de l’environnement pour réparer les dommages causés par les activités agro-empresariales à grande échelle et assurer le respect du droit à l’alimentation, à un environnement sain et à la vie. En établissant une zone de biodiversité, les paysans s’engagent, sur la base d’une planification territoriale définie, à réaliser un inventaire de la faune et la flore existantes, diversifier les cultures, utiliser des semences traditionnelles et récupérer les pratiques agricoles ancestrales soutenables, conserver des zones de réserve forestière et protéger les sources d’eau. Au-delà de ça, il s’agit de développer un sentiment plus vaste de responsabilité et de connexion au vivant, afin de protéger l’espace de la zone de biodiversité mais aussi, et par ricochet, l’ensemble du territoire collectif.

La nécessité stratégique des zones de biodiversité est d’autant réaffirmée aujourd’hui en contexte d’ouverture du pays aux investissements dans le cadre de la « paix » néolibérale défendue par le président Santos. Dans la cuenca de Pedeguita et Mancilla, au lendemain de la signature des Accords de paix fin 2016, le représentant légal, Baldoino Mosquera, a célébré un contrat de production industrielle d’exportation de bananes avec l’entreprise Agromar. Surface : 20.000 hectares. Durée de la concession : 100 ans. Le tout sans consultation préalable des communautés afro-colombiennes concernées ni permis environnemental des autorités compétentes. D’après les termes du contrat, Mosquera fait partie, à titre individuel, des actionnaires associés qui auraient droit à 25 % des bénéfices de l’entreprise, et n’aurait pas hésité, selon les dires des habitants, à faire appel aux services de personnes reconnues comme ex-paramilitaires pour faire ployer les récalcitrants à ses projets.

Destruction de la forêt primaire dans le territoire collectif de Caño Manso.

Autre exemple, dans le même territoire : la mise en place d’une initiative agro-industrielle de bananes de la part d’une entreprise non encore identifiée à ce jour a causé la destruction d’une grande partie de la forêt primaire du territoire. Eliodoro, campesino de la communauté de Caño Manso, dont le terrain a été touché, s’est affronté aux travailleurs venus couper le bois et s’est vu menacé par six hommes armés en charge de protéger les travaux [1].

Espaces de résistance et d’expérimentation face à la violence armée et à l’appropriation des terres

De par son emplacement géographique et la disponibilité de ses terres, la Colombie aurait vocation, selon la FAO, à être l’un des sept pays « garde-manger » du monde. Une occasion qui n’a pas échappé au gouvernement qui, à travers son ministrère de l’Agriculture, a lancé en 2015 et pour 3 ans le programme « Colombia Siembra ». Le but : tirer profit des 26.5 millions d’hectares de terres arables disponibles pour augmenter les rendements destinés à la production et la promotion des exportations agricoles et agroindustrielles. « Ils ne pensent pas aux petits agriculteurs, ils pensent à l’agro-business », déplore le défenseur Danilo Rueda, de JyP. Dans le Bajo Atrato, région stratégique enchâssée entre l’océan Pacifique et la mer des Caraïbes débouchant sur l’Atlantique, il est à parier que la pression sur les terres et les ressources naturelles s’accroisse davantage, notamment avec la construction de trois nouveaux ports dans la ville de Turbo.

Dans ce contexte, les zones de biodiversité se posent comme autant d’espaces de résistance et d’expérimentation face à la violence armée, et celle, présente et à venir, économique et symbolique, du système hégémonique d’appropriation des ressources et de la terre. D’après Danilo Rueda, les zones de biodiversité « reflètent comment faire face à l’une des causes du conflit armé que nous avons vécu ces 50 dernières années, à savoir l’usage et la possession de la terre » et constituent « une manière d’affronter un modèle économique excluant pour construire une paix inclusive, une paix basée sur la justice socio-environnementale ». Il y voit surtout l’occasion de « montrer des expériences réelles et réalisables, montrer qu’il est possible de produire des aliments, qu’il est possible de protéger l’environnement, sans que ce ne soit fondé sur une initiative agro-industrielle ». David contre Goliath, certes, mais des laboratoires bouillonnants de paix et d’alternatives écologiques qui pourraient bien inspirer des actions comparables dans d’autres parties du monde.

 

Créditos: https://reporterre.net/En-Colombie-une-lutte-pour-la-terre-entre-paysans-et-grandes-entreprises